Les étudiants ne savent plus calculer.

par Jean Dieudonné

 Calcul infinitésimal, Hermann, 1980 (Préface)



"Les étudiants d'aujourd'hui ne savent plus calculer" : tel est le grief qu'on entend souvent adresser à l'enseignement actuel des mathématiques par les physiciens et les ingénieurs, et il faut convenir que ce grief est justifié. Lorsqu'on a vu un étudiant de deuxième ou troisième année en Faculté des Sciences peiner pendant 10 minutes pour faire un changement de variables ou une intégration par parties, on ne peut qu'être prodigieusement agacé, surtout (comme c'est parfois le cas) si le même étudiant assaisonne son ignorance de sa maladresse d'un jargon prétentieux et inutile qu'il n'a pas su davantage assimiler.

Il ne faut se lasser de répéter qu'il n'y pas de "mathématiques modernes" s'opposant aux "mathématiques classiques", mais simplement une mathématique d'aujourd'hui qui continue celle d'hier sans rupture profonde, et s'attache avant tout à résoudre les problèmes que nous légués nos prédécesseurs. Si pour ce faire, elle a été amené à développer de nouvelles notions abstraites en assez grand nombre, c'est que ces notions ont souvent permis, en concentrant pour ainsi dire la lumière sur le coeur des problèmes et en éliminant les détails oiseux, de progresser à pas de géants dans des domaines encore considérés comme inaccessibles il n'y a pas 50 ans ; les mathématiciens qui font de l'abstraction pour l'amour de l'abstraction sont le plus souvent des médiocres.

Une conséquence non négligeable de cette tendance a été le "nettoyage" que ces notions nouvelles ont permis de faire dans l'enseignement des bases des mathématiques (surtout en algèbre et en géométrie), que de ridicules traditions encombraient de sottises et de développements parfaitement inutiles et même nuisibles. Mais bien entendu la substance des mathématiques dites "classiques" est restée intacte, et la base de l'analyse moderne est toujour le merveilleux outils forgé par les mathématiciens des trois derniers siècles, le Calcul infinitésimal ; prétendre le négliger pour se plonger d'emblée dans l'Analyse fonctionnelle la plus récente, c'est bâtir sur le sable et aller tout droit à la stérilité et au verbiage.

Jusqu'à cette année, cet écueil était difficilement évitable : pris d'une part entre un enseignement secondaire aux mains d'un mandarinat coupé de la mathématique vivante depuis 80 ans et exclusivement voué à la contemplation de son nombril, et d'autre part l'enseignement de l'Analyse moderne donné dans les Facultés, qui doit "coller" à la recherche pour y préparer efficacement, l'étudiant disposait en tout et pour tout d'une année "propédeutique" pour s'initier au Calcul infinitésimal classique et savoir en manier couramment les techniques. L'expérience a rapidement montré que c'était insuffisant, et le palliatif introduit sous le nom de "Techniques mathématiques de la Physique", dispensé souvent par des mathématiciens plus soucieux de rigueur que d'efficacité, n'aboutissait guère, dans de nombreuses Facultés, qu'à un enseignement de l'Analyse abstraite à peine édulcorée, et mettant l'accent sur les principes plutôt que sur le calcul.

Les nouveaux programmes, en étalant le "1er cycle" sur deux ans, devraient rétablir l'équilibre et fournir à l'étudiant consciencieux la base technique solide qui lui permettra d'assimiler ensuite les conceptions plus abstraite sans tomber dans le psittacisme ; on a heureusement inclus dans ces programmes, notamment en seconde année, des parties essentielles de l'Analyse classique qui peuvent et doivent être abordées sans préparation abstraite, comme la théorie des fonctions analytiques et des équations différentielles. C'est avant tout au développement au développement de ces techniques fondamentales (supposant connues les bases du Calcul différentiel et intégral enseignées en première année du premier cycle) qu'est consacré ce livre.

Il faut donc "savoir calculer" avant que de prétendre accéder à l'Analyse moderne ; mais qu'est-ce que "calculer" ? Il y a en fait deux types de "calcul" que l'on a tendance à confondre. D'une part le "calcul algébrique" qu'on peut (en simplifiant à l'excès) caractériser comme se proposant d'établir des égalités ;  le prototype en est fourni par les formules de résolution d'équations (les "closed formulas" des Anglo-saxons) qui exercent une sorte de fascination sur les utilisateurs des mathématiques ; combien de fois n'ai-je pas eu affaire à un ingénieur ou un physicien pour qui les mathématiques devaient être une sorte de distributeur automatique de formules de résolution!

Ce genre de relations existe aussi en Analyse et peut souvent être de grande importance ; la formule de Cauchy, le développement en série de Fourier en sont des exemples typiques. Mais là n'est pas, à mon avis, l'essence du Calcul infinitésimal ; les physiciens insistent avec raison sur le fait que pour eux un théorème est sans intérêt s'il n'aboutit pas en définitive à la possibilité de calculer numériquement les nombres ou les fonctions que l'on étudie ; ils n'ont que faire des "théorèmes d'existence" des purs mathématiciens, ne remplissant pas ces conditions. Mais qui dit Calcul numérique dit approximation, un nombre réel n'étant "connu" que lorsqu'on en a donné un procédé de calcul approché (avec une approximation que le mathématicien désire arbitrairement petite, alors que l'utilisateur se contente de beaucoup moins). Si l'on veut bien se souvenir que l'enseignement des mathématiques, dans le 1er cycle, s'adresse au moins autant aux futurs physiciens et chimistes qu'aux mathématiciens, on comprendra que ce soit cet aspect de l'Analyse sur lequel on insiste particulièrement dans cet ouvrage : sans chercher à écrire un traité de Calcul numérique proprement dit, qui doit faire l'objet d'un enseignement spécialisé, je me suis attaché à n'introduire aucune notion qui ne soit susceptible d'évaluation numérique, et à indiquer à chaque pas les moyens théoriques donnant accès à de tels calculs s'il en est besoin.

Les mathématiciens purs auraient tort d'ailleurs de mépriser ce côté "terre à terre" du Calcul infinitésimal ; pour acquérir le "sens de l'Analyse" insdispensable jusque dans les spéculations les plus abstraites, il faut avoir appris à distinguer ce qui est "grand" de ce qui est "petit", ce qui est "prépondérant" de ce qui est "négligeable". En d'autres termes, le Calcul infinitésimal, tel qu'il se présente dans ce livre est l'apprentissage de maniement des inégalités bien plus que des égalités, et on pourrait le résumer en trois mots :

MAJORER, MINORER, APPROCHER.

Avoir adopté ce point de vue ne signifie nullement que j'aie cherché à sacrifier la rigueur à la commodité, ou à réduire le Calcul infinitésimal à une série de recettes. Nous avons à former des êtres pensants et non des robots, à amener l'étudiant à comprendre ce qu'il fait et non à lui enseigner des procédés mécaniques. Avoir le "sens de l'Analyse", c'est avoir acquis une idée "intuitive" des opérations de calcul infinitésimal, et cela ne s'obtient qu'à l'usage et par de nombreux exemples concrets ; mais l'épreuve qui assure que l'on est vraiment parvenu à ce stade, c'est de savoir donner des définitions précises des notions que l'on emploie, et s'en servir pour bâtir des démonstrations correctes ; car ces dernières ne sont jamais, en définitive qu'une "mise en forme" de l'intuition.

Sur ce point, les physiciens raillent souvent le mathématicien pur de vouloir toujours tout démontrer et de "couper les cheveux en quatre" pour établir des résultats "évidents" ; ils n'ont pas toujours tort, et un débutant, et un débutant a intérêt à admettre des résultats plausibles sans s'encombrer l'esprit de démonstrations subtiles (1) , pour réserver ses efforts à l'assimilation de notions nouvelles et non "évidentes". Je n'ai donc pas hésité à admettre un certain nombre de théorèmes de base de l'Analyse (2) , ou à signaler aux étudiants qu'ils peuvent en première lecture se dispenser de connaître certaines démonstrations longues ou un peu délicates, en imprimant ces dernières en petit caractères.

Mais là où les physiciens s'aventurent sur un terrain dangereux, c'est lorsqu'ils ont tendance à accepter comme "évident" ce qui ne l'est plus du tout, et à oublier que notre "intuition" est un instrument fort rudimentaire et qui nous trompe grossièrement à l'occasion. Contrairement à ce que croient beaucoup d'entre eux, il n'est pas besoin, pour mettre en défaut des résultats qu'ils admettent sans discussion, d'aller chercher des fonctions aussi "monstrueuses" que des fonctions continues sans dérivée ; le "phénomène de Runge" (Chap. IX, Appendice) montre que le procédé classique d'interpolation polynomiale peut fort bien diverger pour des fonctions analytiques aussi "excellentes" qu'on peut le désirer ; et il y a des fonctions analytiques pour abs(z)<1 , continues pour abs(z)<=1, et qui pourtant transforment le cercle abs(z) = 1 en une courbe de Peano remplissant un carré (3) .

La "foi du charbonnier" a donc ses périls ; d'ailleurs, on ne peut être en contact avec des expérimentateurs sérieux sans être frappé du soin extrême qu'ils apportent à s'assurer de la correction de leurs mesures et à se garder d'interprétations fallacieuses ; manier proprement les mathématiques demande un soin égal, et je ne pense que ce soit de bonne pédagogie que de chercher obtenir des habitudes de travail rigoureux en certains domaines, tout en permettant (ou même en encourageant) le laisser-aller, le vague et l'à peu près dans d'autres.

Je ne me suis pas astreint, bien entendu, à suivre  servilement les programmes officiels, et j'ai insisté surtout sur ce qui me semblait le plus utile pour l'étudiant qui achève son 1er cycle en vue d'aborder la Licence ou la Maîtrise en Physique ou en Mathématiques (pures ou appliquées). C'est ainsi que j'ai passé sous silence tout ce qui concerne les intégrales multiples et les formes différentielles ; j'ai dit d'ailleurs ce que je pensais de la "Stokomanie" de certains de mes collègues, et ce qui est fait là-dessus en première année du 1er cycle me paraît amplement suffisant, sans chercher à entrer dans des raffinements qui, à ce niveau, ne peuvent être que stériles (4) . Par contre, j'ai inséré de nombreuses questions de Calcul infinitésimal qui ne figurent pas expressément au programme, ou qui, comme l'étude sérieuse des équations différentielles, sont à mon avis repoussées trop tard, au niveau de la Maîtrise. Grosso modo, on peut dire que l'Analyse exposée dans ce livre, c'est essentiellement l'Analyse "à une variable", réelle ou complexe (5)  ; tous les mathématiciens savent que le passage de une à plusieurs variables  est un "saut" brusque, qui s'accompagne de grandes difficultés et nécessite des méthodes toutes nouvelles ; d'autre part l'Analyse à une variable est un outil essentiel pour aborder les questions plus générales ; il m'a semblé tout à fait approprié de placer cette "mutation" à la jonction des deux cycles.

Les horaires actuels ne permettent donc pas d'enseigner deuxième année de premier cycle tout le contenu de ce livre, et l'enseignant devra y faire un choix n'est cependant pas interdit d'espérer qu'un jour l'enseignement secondaire remisera au grenier de l'histoire les mathématiques fossiles qui font actuellement ses délices qui font actuellement ses délices, et que le temps ainsi gagné pourra profitablement être utilisé pour faire passer dans les 3 dernières années du lycée une bonne partie de ce qui est enseigné actuellement en première année du 1er cycle (6) . A ce moment-là, les 4 premiers chapitres de ce volume, qui ne sont que des compléments (en général omis) au programme de cette première, pourraient avantageusement y être incorporés, et les autres pourraient alors être intégralement enseignés au cours de la seconde année. Un étudiant qui les aurait bien assimilés serait, à mon avis, bien préparé, soit pour appliquer ses connaissances mathématiques à des problèmes concrets, soit pour se hisser à un niveau d'abstraction plus élevé et aborder le programme actuel de la Maîtrise de mathématiques Pures (7) .

(1) Cela revient toujours simplement, au fond, à augmenter le nombre des axiomes, inflation contre laquelle seuls protestent les logiciens. Texte
(2) Tous ces résultats sont démontrés dans mon ouvrage "Fondements de l'Analyse moderne" (Paris, Gauthier-Villars, 1965) cité [FA] dans ce volume. Texte
(3) Voir [FA], chap. IX, section 12, problème 5. Texte
(4) La formule de Stokes rigoureuse et générale a maintenant trouvé sa place naturelle dans les nouveaux programmes, au certificat C3 de Maîtrise de mathématiques pures. Texte
(5) Bien entendu, il se glisse un peu de "problèmes à deux dimensions" dans la  théorie des fonctions d'une variable complexe, et c'est ce qui fait sa difficulté plus grande par rapport à la théorie élémentaires des fonctions d'une variable réelle ; mais tant qu'on n'aborde pas l'étude des fonctions analytiques par le cîté des fonctions harmoniques, la théorie, avec l'usage de ses "chemins" et de ses "lacets", reste fondamentalement "unidimensionnelle". Texte
(6) Les expériences des Papy en Belgique montrent qu'avec un enseignement secondaire rationnel, on peut, pour des élèves bien préparés depuis la sixième, aborder avec fruit le calcul intégral en classe de seconde, sans  rencontrer d'obstacle psychologique. Texte
(7) Je n'ai pas traité dans ce livre des parties du programme qui concernent l'algèbre, le calcul numérique et les premières notions de calcul des probabilités. Texte