Jolies poésies
Tristan Corbière
Rondels pour après
Rondel
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles!
Il n'est plus de nuits, il n'est plus de jours;
Dors... en attendant venir toutes celles
Qui disaient: jamais! qui disaient: toujours!
Entends-tu leur pas?... ils ne sont pas lourds :
Oh! les pieds légers! - l'Amour a des ailes...
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles!
Entends-tu leurs voix?...Les caveaux sont sourds.
Dors : Il pèse peu, ton faix d'immortelles;
Ils ne viendront pas, tes amis les ours,
Jeter leur pavé sur tes demoiselles...
Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles!
Do, l’enfant, do…
Buona vespre ! Dors : Ton bout de cierge...
On l'a posé là, puis on est parti.
Tu n'auras pas peur tout seul, pauvre petit?...
C'est le chandelier de ton lit d'auberge.
Du fesse-cahier ne crains plus la verge,
Va!...De t'éveiller point n'est si hardi.
Buona sera ! Dors : Ton bout de cierge...
Est mort, - Il n'est plus, ici, de concierge :
Seuls, le vent du nord, le vent du midi
Viendront balancer un fil-de-la-Vierge.
Chut ! Pour les pieds-plats, ton sol est maudit.
-Buona notte ! Dors : Ton bout de cierge...
Petit mort pour rire
Va vite, léger peigneur de comètes!
Les herbes au vent seront tes cheveux;
De ton oeil béant jailliront les feux
Follets, prisonniers dans les pauvres têtes...
Les fleurs de tombeau qu'on nomme Amourettes
Foisonneront plein ton rire terreux...
Et les myosotis, ces fleurs d'oubliettes...
Ne fais pas le lourd : cercueils de poètes
Pour les croque-morts sont de simples jeux,
Boîtes à violon qui sonnent le creux...
Ils te croiront mort - Les bourgeois sont bêtes -
Va vite, léger peigneur de comètes!
Les Amours Jaunes
Le crapaud
Un chant dans une nuit sans air...
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
...Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif...
-Ca se tait : Viens, c'est là, dans l'ombre...
-Un crapaud!-Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle!
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue...-Horreur!-
...Il chante.-Horreur!!-Horreur pourquoi?
Vois-tu pas son oeil de lumière...
Non : il s'en va, froid, sous sa pierre.
.................................................................
Bonsoir-ce crapaud-là c'est moi
Rapsodie du sourd
L'homme de l'art lui dit : - Fort bien, restons-en là.
Le traitement est fait : vous êtes sourd. Voilà
Comme quoi vous avez l'organe bien perdu. -
Et lui comprit trop bien, n'ayant pas entendu.
- " Eh bien, merci Monsieur, vous qui daignez me rendre
La tête comme un bon cercueil.
Désormais, à crédit, je pourrai tout entendre
Avec un légitime orgueil...
A l'oeil - Mais gare à l'oeil jaloux, gardant la place
De l'oreille au clou !... - Non - A quoi sert de braver ?
... Si j'ai sifflé trop haut le ridicule en face,
En face, et bassement, il pourra me baver ?
Oi, mannequin muet, à fil banal ! - Demain,
Dans la rue, un ami peut me prendre la main,
En me disant : vieux pot.... ou rien, en radouci ;
Et je lui répondrai - Pas mal et vous, merci ! -
Si l'un me corne un mot, j'enrage de l'entendre ;
Si quelqu'autre se tait : serait-ce par pitié ?...
Toujours, comme un rebus, je travaille à surprendre
Un mot de travers... - Non - On m'a donc oublié !
- Ou bien - autre guitare - un officieux être
Dont la lippe me fait le mouvement de paître,
Croit me parler... Et moi je tire, en me rongeant,
Un sourire idiot - d'un air intelligent !
- Bonnet de laine grise enfoncé sur mon âme !
Et - coup de pied de l'âne... Hue ! - Une bonne-femme
Vieille Limonadière, aussi, de la Passion !
Peut venir saliver sa sainte compassion
Sans ma trompe-d'Eustache, à pleins cris, à plein cor,
Sans que je puisse au moins lui marcher sur un cor !
- Bête comme une vierge et fier comme un lépreux,
Je suis là, mais absent... On dit : Est-ce un gâteux,
Poète muselé, hérisson à rebours ?...
Un haussement d'épaule, et ça veut dire : un sourd.
- Hystérique tourment d'un Tantale acoustique !
Je vois voler des mots que je ne puis happer ;
Gobe-mouche impuissant, mangé par un moustique,
Tête-de-truc gratis où chacun peut taper.
O musique céleste : entendre, sur du plâtre,
Gratter un coquillage ! un rasoir, un couteau
Grinçant dans un bouchon !... un couplet de théâtre !
Un os vivant qu'on scie ! un monsieur ! un rondeau !...
- Rien - Je parle sous moi... Des mots qu'à l'air je jette
De chic, et sans savoir si je parle en indou...
Ou peut-être en canard, comme la clarinette
D'un aveugle bouché qui se trompe de trou.
- Va donc, balancier soûl affolé dans ma tête !
Bats en branle ce bon tam-tam, chaudron fêlé
Qui rend la voix de femme ainsi qu'une sonnette,
Qu'un coucou !... quelquefois : un moucheron ailé...
- Va te coucher, mon cœur ! et ne bats plus de l'aile.
Dans la lanterne sourde étouffons la chandelle,
Et tout ce qui vibrait là - je ne sais plus où -
Oubliette où l'on vient de tirer le verrou.
- Soyez muette pour moi, contemplative Idole,
Tous les deux, l'un par l'autre, oubliant la parole,
Vous ne me direz mot : je ne répondrai rien...
Et rien ne pourra dédorer l'entretien."
Insomnie
Insomnie, impalpable Bête !
N'as-tu d'amour que dans la tête ?
Pour venir te pâmer à voir,
Sous ton mauvais oeil, l'homme mordre
Ses draps, et dans l'ennui se tordre !...
Sous ton oeil de diamant noir.
Dis : pourquoi, durant la nuit blanche,
Pluvieuse comme un dimanche,
Venir nous lécher comme un chien :
Espérance ou Regret qui veille.
A notre palpitante oreille
Parler bas... et ne dire rien ?
Pourquoi, sur notre gorge aride,
Toujours pencher ta coupe vide
Et nous laisser le cou tendu,
Tantales, soiffeurs de chimère :
- Philtre amoureux ou lie amère
Fraîche rosée ou plomb fondu ! -
Insomnie, es-tu donc pas belle ?...
Eh pourquoi, lubrique pucelle,
Nous étreindre entre tes genoux ?
Pourquoi râler sur notre bouche,
Pourquoi défaire notre couche,
Et... ne pas coucher avec nous ?
Pourquoi, Belle-de-nuit impure,
Ce masque noir sur ta figure ?...
- Pour intriguer les songes d'or ?...
N'es-tu pas l'amour dans l'espace,
Souffle de Messaline lasse,
Mais pas rassasiée encor !
Insomnie, es-tu l'Hystérie...
Es-tu l'orgue de barbarie
Qui moud l'Hosannah des Élus ?...
- Ou n'es-tu pas l'éternel plectre,
Sur les nerfs des damnés-de-lettre,
Raclant leurs vers - qu'eux seuls ont lus.
Insomnie, es-tu l'âne en peine
De Buridan - ou le phalène
De l'enfer ? - Ton baiser de feu
Laisse un goût froidi de fer rouge...
Oh ! viens te poser dans mon bouge ! ...
Nous dormirons ensemble un peu.
Preface
SOUS UN PORTRAIT DE L’AUTEUR
Jeune philosophe en dérive
Revenu sans avoir été,
Coeur de poète mal planté :
Pourquoi voulez-vous que je vive ?
L'amour ! je l'ai rêvé, mon coeur au grand ouvert
Bat comme un volet en pantenne
Habité par la froide haleine
Des plus bizarres courants d'air ;
Qui voudrait s'y jeter ? pas moi si j'étais ELLE !
Va te coucher, mon coeur, et ne bats plus de l'aile.
J'aurais voulu souffrir et mourir d'une femme,
M'ouvrir du haut en bas et lui donner en flamme,
Comme un punch, ce coeur-là, chaud sous le chaud soleil
Alors je chanterais (faux comme de coutume)
Et j'irais me coucher seul dans la trouble brume
Eternité, néant, mort, sommeil, ou réveil.
Ah si j'étais un peu compris ! Si par pitié
Une femme pouvait me sourire à moitié,
Je lui dirais : oh viens, ange qui me consoles !...
... Et je la conduirais à l'hospice des folles.
On m'a manqué ma vie !... une vie à peu près ;
Savez-vous ce que c'est : regardez cette tête.
Dépareillé partout, très bon plus mauvais, très
Fou, ne me souffrant... Encor si j'étais bête !
La mort... ah oui, je sais: cette femme est bien froide,
Coquette dans la vie; après, sans passion.
Pour coucher avec elle il faut être trop roide...
Et puis, la mort n'est pas, c'est la négation.
Je voudrais être un point épousseté des masses,
Un point mort balayé dans la nuit des espaces ;
...Et je ne le suis point !
Je voudrais être alors chien de fille publique
Lécher un peu d'amour qui ne soit pas payé ;µ
Ou déesse à tous crins sur la côte d'Afrique,
Ou fou, mais réussi ; fou, mais pas à moitié.
Charles Cros (1842-1888)
Le collier de griffes
Moi, je vis la vie à côté
Sonnet.
Moi, je vis la vie à côté,
Pleurant alors que c'est la fête.
Les gens disent : "Comme il est bête !"
En somme, je suis mal coté.
J'allume du feu dans l'été,
Dans l'usine je suis poète ;
Pour les pitres je fais la quête,
Qu'importe ! J'aime la beauté.
Beauté des pays et des femmes,
Beauté des vers, beauté des flammes,
Beauté du bien, beauté du mal.
J'ai trop étudié les choses ;
Le temps marche d'un pas normal :
Des roses, des roses, des roses !
Walt Whitman
O Captain! My Captain!
O Captain! my Captain! our fearful trip is done,
The ship has weather'd every rack, the prize we sought is won,
The port is near, the bells I hear, the people all exulting,
While follow eyes the steady keel, the vessel grim and daring;
But O heart! heart! heart!
O the bleeding drops of red,
Where on the deck my Captain lies,
Fallen cold and dead.
O Captain! my Captain! rise up and hear the bells;
Rise up...for you the flag is flung...for you the bugle trills,
For you bouquets and ribbon'd wreaths...for you the shores a-crowding,
For you they call, the swaying mass, their eager faces turning;
Here Captain! dear father!
The arm beneath your head!
It is some dream that on the deck,
You've fallen cold and dead.
My Captain does not answer, his lips are pale and still,
My father does not feel my arm, he has no pulse nor will,
The ship is anchor'd safe and sound, its voyage closed and done,
From fearful trip the victor ship comes in with object won:
Exult O shores, and ring O bells!
But I with mournful tread,
Walk the deck my Captain lies,
Fallen cold and dead.
Emily Dickinson
I’m Nobody! Who are you?
I'm Nobody! Who are you?
Are you--Nobody--too?
Then there's a pair of us?
Don't tell! they'd advertise--you know!
How dreary--to be--Somebody!
How public--like a Frog--
To tell one's name--the livelong June--
To an admiring Bog!
Divers
Ecclesiastes 3i-viii (King James Version)
To every thing there is a season,
And a time to every purpose under the heaven:
A time to be born, and a time to die;
A time to plant, and a time to pluck up that which is planted;
A time to kill, and a time to heal;
a time to break down, and a time to build up;
A time to weep, and a time to laugh;
A time to mourn, and a time to dance;
A time to cast away stones, and a time to gather stones together;
A time to embrace, and a time to refrain from embracing;
A time to get, and a time to lose;
A time to keep, and a time to cast away;
A time to rend, and a time to sew;
A time to keep silence, and a time to speak;
A time to love, and a time to hate;
A time of war, and a time of peace.
Paul Valéry
Les pas
Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu'ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !... tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l'apaiser,
A l'habitant de mes pensées
La nourriture d'un baiser,
Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre,
Et mon coeur n'était que vos pas.
Paul Eluard
L’AMOUREUSE
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire
Louise LABÉ
VIII
Je vis, je meurs: je me brûle et me noie,
J'ai chaud extrême en endurant froidure;
La vie m'est et trop molle et trop dure,
J'ai grands ennuis entremélés de joie.
Tout en un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure,
Mon bien s'en va, et à jamais il dure,
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être en haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.